Pour beaucoup, une transformation profonde du travail serait en cours, et avec elle, une transformation fondamentale du management et de la société. Cela fait-il partie d’un débat public, voire politique ? Pas vraiment. Mais là n’est pas le sujet de la courte réflexion que j’aimerais restituer ici.
Avec le développement massif (et politiquement arrangeant) de l’entrepreneuriat, l’explosion du travail indépendant et du télétravail, la massification de l’externalisation (en particulier dans le domaine des données et de leur traitement), le capitalisme connaît une forme de liquéfaction. Si notre monde a été largement couvert d’organisations, si d’autres l’ont souhaité totalement régulé par un marché, ce sont aujourd’hui les assembleurs qui semblent dominer les transformations en cours.
Les vastes cathédrales (type grands groupes multinationaux) existent toujours. Elles se font et se feront sans doute plus rares. Certaines sont largement patinées par le temps, et ont, quoi qu’elles fassent, un air suranné. D’autres appellent à la rescousse les nouveaux Viollet-le-Duc qui les aideront à s’approcher le plus possible du goût du jour, au moins par l’architecture externe et interne qui s’offre au visiteur le plus pressé. D’autres connaissent la destruction pure et dure, de véritables bombardements dignes d’une grande guerre. D’autres enfin éclatent pour aller vers une forme plurielle, celle qui devient aujourd’hui prépondérante : l’assemblage.
Les assembleurs sont des collectifs qui assemblent et désassemblent en permanence d’autres entités juridiques, et de plus en plus, les individus eux-mêmes, en fonction de la demande ou de certains projets. Au-delà de la logique d’un marché de l’emploi périphérique ou d’une entreprise qui externaliserait, c’est tout le capitalisme qui s’agrège et se désagrège en permanence, pris dans un mouvement semblable à une grande respiration. D’énormes infrastructures et des standards (eux-mêmes assemblés et désassemblés en permanence) permettent les manœuvres. Ces infrastructures sont autant numériques, juridiques, capitalistiques qu’organisationnelles. Elles sont le fragile exosquelette de ces activités qui s’agrègent ou se désagrègent continuellement. La transformation numérique (qui couvre aussi la problématique de ces infrastructures sociétales), le droit (plus flexible et adaptable qu’il n’y paraît*), le management (plus que jamais soucieux de l’individu) et une partie des modes de financement (par projets) facilitent ces évolutions.
Au-delà du mouvement à l’échelle des infrastructures, les gestes de chacun deviennent également assemblant et désassemblant. Comme toujours, nous sommes tous à la fois les acteurs et les victimes des transformations en cours. Du geste visible de l’ouvrier dans la manufacture (le geste de la fabrique d’épingles d’Adam Smith), nous sommes passés à un geste quasi-invisible, minimaliste avec le numérique. Son expressivité (pour reprendre la formule de Merleau-Ponty) est faible, qu’il s’agisse du manager sur son smartphone et son ordinateur portable la journée, ou du consommateur sur son i-pad le soir. Des millards de doigts et souvent, de pouces, viennent claquer sur un clavier… avec de moins de bruit et de touches à la « surface » de l’objet. Et pourtant, par la logique d’intégration de processus liés aux infrastructures cités précédemment, ces petits gestes assemblent et désassemblent massivement. De l’usine, puis l’entrepôt à la logistique du « dernier kilomètre », ils mettent le monde en mouvement. Ils sont la traduction concrète des assembleurs. Finalement, le grand assembleur n’est pas Google, Amazon ou Uber. Il est ce cliquetis de plus en plus discret qui fait et défait le monde.
FdV
* Voir notamment l’ouvrage de Jourdain, Leclerc et Millerand (2016), Economie collaborative et droit qui explique que les transformations en cours de l’économie dite collaborative correspondent souvent à des problématiques déjà couvertes et régulables par le droit (avec cependant un manque de pertinence et de précision).