« Entre représentation et participation : Le management comme un entre-monde »

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François-Xavier de Vaujany - Université Paris Dauphine-PSL - DRM

D’un côté, la démocratie représentative est en crise. Les institutions qui portent la démocratie représentative vivent de longue date une remise en question profonde de leur légitimité. Elles seraient « isolées », trop « en hauteur », « en retard » sur les problèmes de leur époque. Certains n’hésitent plus à attaquer physiquement leur mode d’incarnation. A l’heure où nous sommes dans l’inconnu le plus extrême, où l’exercice du pouvoir exécutif est certainement plus difficile que jamais, des torrents de critiques se déchaînent sur les acteurs du monde politique. A l’autre extrême du continuum démocratique, les pratiques de démocratie participative sont de plus en plus présentes. Les tiers-lieux, les jardins partagés, les plateformes coopératives, les sciences ouvertes, les initiatives citoyennes, se multiplient. Très souvent, trop souvent, elles pallient les insuffisances des capacités et des temporalités du pouvoir représentatif. Mais elles ont du mal à s’inscrire dans la durée et à transformer un monde indissociablement local et global. Elles saupoudrent les solutions locales à l’heure d’une crise profonde de notre anthropocène.

J’aimerais m’intéresser ici à ce qui est rendu visible dans cet écart entre démocraties représentative et participative. Il y a finalement trois postures.

1. Les trois postures sur le lien démocratie participative-démocratie représentative

La premières est celle d’une démocratie participative qui pourrait totalement remplacer un pouvoir représentatif. Nombre de philosophes (notamment pragmatiste) l’ont déjà souligné, le représentatif a un grand intérêt : il donne des continuités institutionnelles à l’exercice démocratique. Comme j’ai pu le constater sur plusieurs de mes terrains ethnographiques, la démocratie participative permet parfois à certains citoyens d’éviter les voisins qui déplaisent. On est souvent dans une homophilie qui ne dit pas son nom. Le représentatif a alors le mérite d’être un point de continuité dans les discontinuités participatives, et d’être un moment (parfois violent) de rassemblement. De façon massive, toutes et toutes sont invités à s’exprimer.

La seconde posture est celle du participatif comme un réservoir d’idées et d’initiatives que va impulser, cautionner, accompagner, le représentatif. C’est malheureusement très souvent ce type de relation qui est construite par les pouvoirs exécutifs et législatifs. La démocratie participative devient alors « consultation ». Et de la consultation à la légitimation, il n’y a parfois qu’un pas.

La troisième posture, qui est celle qui m’intéresse, consiste à fabriquer du politique dans les écarts permanents qui s’établissent, s’effacent, se dissimulent, se (re-)construisent entre la participation et la représentation. De ce point de vue, l’articulation des deux modalités démocratiques devient une question profondément organisationnelle et managériale ; Pas au sens des « structures », des « organigrammes », des « nouvelles formes organisationnelles » qu’il faudrait inventer ou réinventer pour relier un « haut » et un « bas ». Mais plutôt au sens des expériences intermédiaires, des processus organisationnels, des modes de coordination, des points de rencontre entre des temporalités conflictuelles, qu’il faudrait être capable de coproduire.

2. La place de l’entreprise et du management dans l’articulation représentatif-participatif

Pendant longtemps, l’entreprise elle-même a été un objet de contact. Elle était un espace de dialogue démocratique plus ou moins abouti (entre les syndicats et la direction, entre le management et les acteurs politiques institutionnels). Le général de Gaulles, dans sa troisième voie dite de la « participation », avait donné une place centrale à l’entreprise. Mais aujourd’hui, cette maille politique ne joue plus ce rôle. L’explosion de l’unité spatiale et temporelle du travail comme du management y est sans doute pour quelque chose, et la « libération » des employés ne change fondamentalement pas la donne. Le travailleur et le manager deviennent des faisceaux d’activités. Ils s’activent un peu partout, tout le temps, et leurs activités enchevêtrées sont difficiles à associer à une forme de « travail ». Elles s’inscrivent dans des émotions plus hybrides, des ressorts attendus plus ludiques, des modes de vie plus larges que le seul espace-temps d’un « travail ».

Aujourd’hui, les espaces de dialogue et de concertation se fluidifient. On n’a plus besoin de la salle de réunion de l’entreprise, du local communal, des temps d’élections syndicales, pour se parler. On peut construire des échanges multiples sur les réseaux sociaux. D’immenses infrastructures numériques, dans le même mouvement à la fois globales et locales, servent des conversations démocratiques. Le problème est cependant que ces infrastructures ne sont pas gérées avec cette finalité. Elles sont surtout à la recherche d’une commodification des traces et des élans du dialogue. Le « capitalisme de surveillance » décrit par Shoshana Zuboff n’est pas un système démocratique. Il n’est pas là pour veiller au droit à la parole ou aux respects des institutions (l’attaque récente du capitole américain l’a bien montrée).

Sur des temps de loisirs croissants, on peut aussi se retrouver pour parler. Cela ne veut pas dire que les échanges physiques dans les mini-agoras des entreprises ou des collectivités « territoriales » n’avaient pas leur importance il y a 50 ans ou qu’ils n’en auraient plus aujourd’hui. Mais comme le dit très bien Bruno Latour, nos « attachements » se sont étirés, multipliés, décentrés… Ils dépassent largement le cadre de l’entreprise-entité, de la paroisse, du quartier, du village… Les modes de gouvernance de l’entreprise se refondent. On peut devenir une « société à mission ». On peut poser la question de sa « raison d’être ». Les collectivités territoriales développent des « budgets participatifs », des initiatives citoyennes et des projets ancrés dans des tiers-lieux. Mais cela ne résout pas, en amont, ce que j’ai envie d’appeler la grande question démocratique du management.
L’exercice est particulièrement difficile. Si les grecs ont pensé la démocratie en quittant le monde des « tyrans », transformer la démocratie pour aller vers d’autres formes démocratiques est un exercice incertain. Et comme le pressentait bien Sydney Hook, les évolutions démocratiques sont parfois de très dangereux retours à des formes tyranniques invisibilisées.

3. Le commun dans l’écart, le management dans et de la tension entre participation et représentation

Alors que faire ? Si les lieux où la vie quotidienne se déroulait et où notre monde d’objets et de possibilités se fabriquait ne sont plus tout à fait des lieux, si les espaces de l’entreprise se font davantage lieux de stockage, de logistiques et de distribution, comment renouveler les lieux managériaux, les modalités organisationnelles du dialogue démocratique et leur rôle dans l’articulation démocratique entre représentation et participation ?

Peut-être précisément en prenant le problème à l’envers. En considérant, avec François Julien, que c’est paradoxalement dans l’écart que se crée le commun ; Que l’écart est un espace de problèmes pour les citoyens ; Qu’il faut coproduire ensemble, dans l’activité collective, de nouvelles modalités démocratiques indissociables de ces activités économiques et sociales qui sont au cœur de notre vie ordinaire ; Que le grand problème de l’anthropocène ne peut s’aborder et se solutionner sur le très long terme que dans cette rencontre. La démarche est pragmatiste, un pragmatisme proche de celui de John Dewey (« instumentaliste ») bien sûr, mais également de celui de Sidney Hook. A nos institutions de formation au management d’évoluer dans cette direction. Il ne s’agirait plus seulement de former des managers responsables, mais de façon ouverte et gratuite, de donner une formation de gestion politique à tout citoyen. Pour tous les acteurs socio-économiques, tels que les entreprises, les associations, les coopératives, il s’agirait de (re-)problématiser la rencontre des deux mondes, d’approfondir la gestion politique de notre « terrestrialité ». A eux de savoir redevenir des lieux et des points de rencontre. A eux de faire également ressentir qu’entre nos pieds qui touchent le grand sol participatif et la tête qui est plongée dans le ciel représentatif, il y a tout le corps. Un corps politique qui ne s’exprime plus seulement dans l’atelier revisité tous les jours, dans des réunions qui chorégraphient clairement le droit à la parole de chacun et chacune, dans le temps de l’assemblée générale, mais aussi dans un immense espace numérique ainsi que dans l’évanescence de notre mobilité permanente vers autre chose ; dans ce mouvement qui est simultanément écart vers ce que l’on délègue et vers ce dans quoi on s’engage. C’est dans ce mouvement que doit exister le management : entre représentation et participation. Dans les pas de James Burnham et de Peter Drucker, il est temps de (re)construire une « gestiologie politique ».

Références

  • Burnham, J. (1943). The Machiavellians. New York: The John Day Co.
  • Chong, D. (2013). The relevance of management to society: Peter Drucker's oeuvre from the 1940s and 1950s. Journal of Management History. 19(1), pp. 55-72.
  • Dewey, J. (1954). The public and its problems. Denver, CO: Alan Swallow (publié en 1927)
  • Dewey, J. (1968). Creative democracy—the task before us. InThe philosopher of the com-mon man: Essays in honor of John Dewey to celebrate his eightieth birthday (2nd ed.,pp. 220-228). New York: Greenwood. (publié en 1939)
  • Hook, S. (2010). The paradoxes of freedom. Prometheus Books (publié en 1962)
  • Miller, M. (2010). Alinsky for the left: The politics of community organizing. Dissent, 57(1), 43-49.
  • Proudhon, J. (2010). La démocratie. CreateSpace (publié en 1848).
  • Sabel, C. (2012). Dewey, democracy, and democratic experimentalism. Contemporary pragmatism, 9(2), 35-55.
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  • De Tocqueville, A. (1850). De la démocratie en Amérique (Vol. 1). Pagnerre.
    Tormey, S. (2015). The end of representative politics. NY: John Wiley & Sons.