Incontestablement, le télétravail s’installe dans le paysage français. S’ils étaient 7% d’actifs à télétravailler avant la crise du covid fin 2019 (3% en 2017 selon la DARES), ils ont été plus de 23% au cœur de la première vague du covid, et même plus de 40% si on intègre le recours à des formes de télétravail plus informelles. Une majorité de salariés semblent y trouver leur compte, puisque selon une étude de Malakoff Humanis du mois de juin, ils étaient 84% à souhaiter poursuivre le télétravail après le confinement. Pour le cas du secteur privé, la moitié des salariés a expérimentée cette pratique pour la première fois. Sur le fond, la plupart des actifs français sont plutôt satisfaits des possibilités offertes par le télétravail, en tous cas dans le contexte actuel.
Au-delà de ces raisons apparentes de se réjouir, la crise sanitaire que nous vivons a eu une conséquence majeure : elle a profondément légitimé le télétravail à une échelle que peu d’analystes avaient anticipé. Pour les individus, il est finalement difficile d’être pour ou contre dans un contexte où il peut en aller de la vie d’un conjoint, d’un enfant, d’un grand-parent, d’un ami. Et parallèlement, les débats médiatiques ou managériaux semblent bien là. Les chaînes d’information en continu, les grands journaux de management, les émissions de radio, les analyses de cabinets de conseil, les prophéties de grands gourous du management, tous apportent de l’eau au moulin du télétravail. Le sujet semble ainsi bien traité sous toutes ses dimensions. Pourtant, ce grand bruit cache un grand silence : celui des stratèges, des directions des ressources humaines, des space planners et des acteurs en général du monde du management. Par-là, je n’entends pas que les discussions n’existent pas. J’entends plutôt qu’elles portent assez immédiatement sur des modes d’organisation et des directions plutôt entendus. Les grandes hypothèses managériales sur les liens travail-management ne sont pas remises à plat. Le grand débat démocratique au sein des entreprises n’a pas vraiment lieu.
Les désirs étaient vraisemblablement déjà là avant la crise du covid. Une étude que j’ai pu coordonner mi-2019 avec Pierre-Yves Gomez pour la FNEGE montrait que 54% des managers français aspiraient à davantage de télétravail (mais seulement 36% disposaient d’un espace sur leur lieu de vie qui pouvait être dédiée à cette pratique). L’étude montrait par ailleurs la grande porosité de l’espace et du temps de travail, 63% des salariés managers confessant réaliser des tâches personnelles sur leur lieu de travail. Qui penserait alors à contrôler ces activités « visibles » systématiquement ?
Là est bien le problème. Dans l’autre sens (lorsque le travail se fait à la maison ou en mobilité), le doute est de mise. Le télétravail massif de l’ère covid interpelle finalement des logiques de management tayloriennes du début du 20ème siècle. On contrôle la présence du travail à la maison. Les logiciels de capture d’écran, les systèmes de tracking des activités, se multiplient. Est-il ou est-elle bien en train de travailler ? Pour une nouvelle pratique de travail, on ressort un (très) vieux mode de management. On revient vers l’hypothèse d’une fixité des instruments de production et de management (simplement déplacés à la maison). On active de vieux modèles de contrôle ou de collaboration (interindividuelle). La généralisation du télétravail n’est pas l’opportunité d’un grand débat démocratique que pourrait porter les acteurs du management sur un sujet qui interpelle radicalement chacun et chacune. On débat des modalités avec des « experts », mais pas vraiment des grandes doctrines managériales et de leurs liens avec les nouvelles formes de travail.
De la même façon que la seconde guerre mondiale avait largement contribué à légitimer le management, ou plutôt une forme de management global (américain), la crise du covid légitime brutalement une grande expérimentation. Elle pousse déjà vers nos passivités les plus profondes une pratique qui pourrait être l’occasion de repenser la doctrine managériale, de reconstruire des modes de management plus ancrés dans la confiance, la solidarité, des pratiques liées à nos attachements les plus authentiques et des formes repensées de coopération.
François-Xavier de Vaujany, PSL, Université Paris-Dauphine, DRM