Les promoteurs des sciences ouvertes ou citoyennes sont plus nombreux que jamais. S’ils ont d’abord été principalement issus du continent des sciences « naturelles », ce sont de plus en plus les acteurs des sciences humaines et sociales qui sont aujourd’hui dans le souci de l’ouverture. En revenant sur cinq années d’expérimentations ouvertes d’un collectif de chercheurs (RGCS), j’aimerais donner quelques éléments de réponse à la question : Qu’entend-on par « ouvrir » la science ? Quel sens donner à cette question quand on s’intéresse à des domaines a priori immédiatement accessibles comme les sciences humaines et sociales ? Après tout, il n’y qu’à aller dans une bibliothèque ou sur le Web pour y trouver des idées vulgarisées et donc accessibles. Et si l’on a du mal à comprendre le propos d’un physicien nucléaire, celui d’un.e sociologue ou d’un.e chercheur.e en gestion, peut-il vraiment poser problème ? Son jargon ne peut-être qu’un cache misère…. Cette personne essaie finalement de parler de moi, de mon expérience du monde. Ai-je besoin de ses mots compliqués ? Ne suis-je pas déjà aux premières loges pour comprendre et transformer mon monde ?
L’idée qui prédomine dans les débats des sciences ouvertes est principalement celle de l’accessibilité des connaissances scientifiques. Il s’agit de lever les barrières juridiques, économiques, techniques et cognitives au partage le plus large des connaissances. Les promoteurs de l’ « open access » ont ainsi trouvé un allié attendu avec les acteurs des bibliothèques universitaires qui deviennent le fer de lance des initiatives ouvertes. La bataille (c’en est bien une) avec les grands éditeurs scientifiques est loin d’être gagnée. Difficile d’abandonner un secteur où l’activité productive est réalisée à titre gratuit et où les clients (payants) sont les producteurs eux-mêmes. Et si les pratiques d’hier deviennent illégitimes aujourd’hui, il suffit de les déplacer vers les champs des sciences ouvertes (aux frais des scientifiques) ou de les lier à de nouveaux « services » qui en justifient le coût.
Au-delà des publications, les données elles-mêmes font l’objet d’une ouverture nouvelle. On partage, on agrège, on catégorise des données quantitatives comme qualitatives (plus spécifiques aux sciences humaines et sociales). Sur cet autre volet, les chercheurs en sociologie, en économie, en gestion ou en anthropologie sont déjà plus en retrait. Comment partager et réutiliser des données qualitatives (entretiens, vidéos, visuels, notes ethnographiques, échanges en ligne…) forcément très contextuelles ? Avec quelle pertinence et quelle fiabilité ? Le recours à une posture philosophique devient alors crucial. Si la diversité est plus importante que la généralisation, si la temporalité et la singularité du processus de recherche ont une valeur scientifique, alors l’accumulation de données qualitatives peut avoir un sens.
Mais c’est finalement lorsque que l’on quitte le sol de l’écriture et des données pour regarder la pratique de recherche comme un « processus » que les sciences ouvertes montrent tout leur potentiel pour les sciences humaines et sociales. Et si l’enjeu était précisément de co-construire ? D’associer le consommateur, le citoyen, le manager, le praticien… toutes ces figures souvent relayées au rang de témoin ? Si l’enjeu était une science sociale tournée vers la co-production de connaissances et de compétences utiles pour la société ? Les sciences ouvertes auraient alors une portée immédiatement politique. Elles contribueraient à nos communautés et à nos démocraties. Au-delà des publications et des données, ce troisième cercle est vraisemblablement le plus intéressant. Dans un monde incertain, complexe, mouvant, liquide et de plus en plus centré sur des figures individuelles isolées, l’ambition participative d’une science ouverte est plus que jamais fertile. Chacun.e peut alors devenir une.chercheur.e de mondes, au-delà du sien. Chacun.e peut se trouver pris dans les fils d’une enquête ou d’une dérive qui le liera à ses communautés.
Comment « faire » ? En explorant des postures philosophiques méconnues (anarchisme de la connaissance, pragmatisme américain, phénoménologie sensible, phénoménologie critique, situationnisme, théories postmarxistes de l’activité…). En co-construisant les instruments de nos propres enquêtes, en partenariat avec les sciences traditionnelles et des postures d’experts qui restent paradoxalement utiles et pertinentes si celles et ceux qui les rencontrent ont les moyens de les contester. Les outils pour accompagner ce mouvement qui couvrent toutes les étapes non-linéaires d’une recherche sont là pour l’enquête sociale : recherche-intervention, ethnographie collaborative, enquête par la foule, modes de fonctionnement en tiers-lieux, co-construction d’analyses de réseaux, etc. Sur tout cela, je remarque que les sciences de gestion ont beaucoup à partager.
Mais au-delà des méthodes de recherche, il faut aussi re-repenser radicalement les événements scientifiques et leurs temporalités. Si les expérimentations sont fréquentes dans les sciences naturelles, elles sont plus rares dans les sciences humaines et sociales.
Depuis octobre 2014, j’ai le plaisir de participer à un collectif de chercheurs (en management, théories des organisations, sociologie urbaine, économie géographique et philosophie politique) animé par les valeurs des sciences ouvertes. Ce collectif, constitué de 82 coordinateurs, s’efforce de coproduire des connaissances en partenariat avec des acteurs locaux, sur les nouvelles et les anciennes formes de travail et d’organisation. Au-delà des techniques évoquées pour le premier cercle, le collectif expérimentent de façon libre sur des nouvelles formes d’événements scientifiques qui ne seraient pas seulement à visée de communication. RGCS a ainsi organisé plus de 200 événements ouverts, tous expérimentaux. Des « unconferences » (en particulier avec ses symposiums annuels), des séminaires ouverts à toutes et à tous (notamment dans des espaces publics) et documentés de façon collaborative, des marches collectives apprenantes (une trentaine dans une quinzaine de pays) qui permettent des conversations et des co-écritures croisées, des posts collaboratifs, des ateliers de co-écriture d’articles crowd ou encore des séminaires en ligne ouverts construits à la fois comme des conversations et des événements… Tous ces événements sont articulées les uns avec les autres par les réseaux sociaux, des documents de synthèses (notes de recherches ouvertes, posts de synthèse, livres blancs…) et des événements-bilan.
Que retenir de ces premières expérimentations et de leur intérêt pour les sciences humaines et sociales ? Tout d’abord, l’importance de la rencontre et de la perte de contrôle. Nos événements et nos pratiques expérimentales ont été d’étonnants points de contact avec l’inconnu. Des interpellations par des activistes dans l’espace public, des rencontres de hacker russes lors de séminaires ouverts, des échanges avec des avatars qui prennent la parole lors de conférences en ligne, des humeurs qui s’expriment parfois brutalement, des sans-abris qui estiment que notre démarche empiète sur « leur » espace, des mondes académiques et managériaux qui souffrent et qui nous le disent… Ces événements « imprévus » rendent souvent sensibles voire visibles un phénomène essentiel pour l’enquête.
Ensuite, le caractère ouvert de tout processus scientifique, fait d’acteurs, d’objets, d’instruments, d’affects qui s’assemblent et se désassemblent, entrent et sortent, au fil de l’enquête elle-même. Et si la question n’était pas seulement d’accepter cela, mais plutôt de considérer qu’une forme de scientificité passe par cela ? Et d’acter que les outils digitaux permettent plus que jamais de capturer ce mouvement ? Autre point intéressant : la temporalité. Si la science expérimentale traditionnelle fait entrer le chercheur et ses lecteurs dans une vie monochronique, les sciences ouvertes rendent le sol beaucoup plus mouvant. Chacun.e vient avec ses contraintes, ses disponibilités, ses rythmes de vie, ses narratifs… plutôt que faire converger ou d’identifier le grand sous-jacent, c’est la diversité et les conflits mêmes de temporalités dont il faut rendre compte. Enfin, et c’est pour moi le plus important, une science sociale ouverte est communalisante. Elle permet de décentrer et de comprendre que la recherche n’est pas là pour converger avec mon monde, en attente d’être compris, exploré, découvert. En dépassant nos ennuis, en explorant la gamme de nos inquiétudes, en effaçant temporairement nos angoisses dans l’activité collective, elle nous aide à devenir et à redevenir des communautés. Elles nous aident à décentrer pour devenir de vrais « je » acteurs des transformations du temps, qu’il s’agisse de celles liées aux urgences climatiques, au renouvellement démocratique, à l’inclusion, à la refonte du management ou encore à une éducation émancipatoire.
François-Xavier de Vaujany, PSL, Université Paris-Dauphine & NYU