By François-Xavier de Vaujany, Université Paris Dauphine
Il y a bientôt trois ans, j’ai commencé à explorer le « nouveau monde » des tiers-lieux d’entrepreneuriat et d’innovation. Après des années de recherches sur des grands groupes, des universités, des administrations, des grands projets digitaux, je découvrais alors un objet particulièrement enthousiasmant. De nouvelles formes d’incubation et d’intermédiation, des espaces de coworking indépendants et corporate, des fab labs, des maker spaces, des hacker spaces ont été et sont toujours l’occasion d’observations, d’entretiens, d’expériences de photographie et d’ateliers de co-création. Quelques années plus tard, mon enthousiasme est intact, mais les intuitions sur les tendances en cours ont peut-être gagné en précision et en distance critique.
C’est ce parcours scientifique, social et émotionnel, que j’aimerais évoquer ici. Il est indissociable d’une aventure plus collective : celle liée à la construction d’un réseau académique sur les nouveaux acteurs et les nouveaux lieux d’entrepreneuriat et d’innovation (en particulier les coworkers, les makers et les hackers) : le Research Group on Collaborative Spaces (RGCS)*.
Sous l’écume : la guerre des mots, un moindre mal ?
Avec le recul, je suis d’abord frappé par le décalage entre les discours des acteurs de l’écosystème des tiers-lieux en général et les tendances d’intérêts plus large des Français. Un petit détour par Google Trend (avec des requêtes centrées uniquement sur le cas de la France) l’illustre assez clairement.
Tout d’abord, la faiblesse des requêtes sur le terme « tiers-lieux » m’a beaucoup étonnée.
Les termes alternatifs sont encore plus rares voire inexistants (« espaces collaboratifs », « open labs », « open creative labs », « communautés collaboratives »…) sur la période observée. Les résultats sont plus intéressants (et massifs) si l’on s’intéresse aux termes parfois associés (de façon inclusive) au vocabulaire de « tiers-lieu » (cf. figure ci-dessous).
La première tendance qui a attiré mon attention concerne les « fabs labs ». Le nombre de requêtes (en particulier comparé à celui d’autres types de tiers-lieux) est clairement en très forte augmentation depuis 2013. Les notions de « hacker spaces » et de « maker spaces » (quel que soit l’orthographe que j’ai pu tester) sont en croissance très relative sur la période.
La seconde tendance porte sur les espaces de coworking et le coworking. Si l’intérêt pour les espaces de coworking se traduit par une augmentation mineure (avec ou sans tiret) en particulier relativement au vocabulaire de fab lab, la notion de « coworking » (dans le périmètre des requêtes centrées sur la France) est en très force hausse, on pourrait presque dire en situation d’explosion. On comprend ici qu’il faut s’intéresser également aux tiers-lieux comme une « pratique » au sens sociologique.
Cela m’a amené à d’autres séries de requêtes (en français) sur des termes davantage liés aux pratiques qui peuvent correspondre aux tiers-lieux.
L’« innovation » est de loin la tendance la plus forte (et la plus stable) sur la période (loin en volume de la notion d’entrepreneuriat). Le « coworking » se détache également par rapport aux autres notions, avec un point de décrochage plus net en 2015.
Plus généralement, c’est une véritable guerre des mots et des pratiques à laquelle nous assistons ces dernières années. Guerre de légitimation, d’inclusion, d’exclusion, et de différenciation entre des acteurs qui cherchent pour beaucoup à se positionner en positionnant le phénomène (ce processus de co-opétition sera détaillé prochainement dans une note de recherche RGCS ainsi qu’une publication académique). La problématique n’est pas nouvelle. J’ai connu des tendances proches au début des années 2000 avec la « nouvelle économie ». Et au passage, les universitaires (moi compris) ont sans doute une part de responsabilité dans l’inflation sémantique.
Une parenthèse historique sur l’entrepreneuriat : de l’accompagnement à la co-création ?
Prenons maintenant un peu de recul. Comme toujours, je crois dans la clé que peut donner une posture historique et la perspective du long terme, en particulier lorsqu’il s’agit de comprendre des phénomènes managériaux (très sujets aux modes et grands retours) comme l’entrepreneuriat et son accompagnement.
Depuis une vingtaine d’années, on assiste à un glissement ou à la superposition d’une logique d’expertise verticale à une logique d’entre-aide plus horizontale dans l’accompagnement entrepreneurial. Les entrepreneurs (que leur projet soient proches ou pas) sont gérés en mode « communauté ». Le don et le contre-don, la dynamique collective seraient alors au cœur du processus entrepreneurial. L’expert-accompagnant cède en partie la place au « community manager ».
Aux incubateurs, accélérateurs et financeurs traditionnels s’ajoutent ainsi les acteurs du coworking, l’émergence de l’open innovation, les modes de financement de plus en plus participatifs (crowdfunding), des infrastructures digitales qui valorisent la désintermédiation (avec la blockchain), et des environnements de travail de plus en plus ouverts et horizontaux.
Cela est cohérent avec l’idéologie qui domine de plus en plus l’entrepreneuriat d’aujourd’hui. La posture de l’expertise et de la transmission deviennent un non-sens. Toute connaissance de la structure industrielle devient quasi-instantanément obsolète dans un monde qui valorise l’« innovation permanente », la « disruption », la « liquidité ». Le processus entrepreneurial lui-même devient « idéation » collective et « co-création ». Cela n’est pas sans conséquence politiques sur la cité et la société en générale.
Des lieux, des acteurs, des plateformes et des pratiques
Comment alors qualifier aujourd’hui ce phénomène de l’entrepreneuriat et ses nouveaux modes d’émergence ? La plupart des études ont pris le parti d’une vision en termes de « lieux », d’« acteurs » et de « plates-formes ». J’aimerais proposer un complément davantage qu’une alternative avec un retour sur la notion de « pratiques entrepreneuriales ». De façon générale, les entrepreneurs semblent de plus en plus investis dans des pratiques d’« entrepreneuriat collaboratif ».
Pour commencer, on peut définir la notion de « pratique entrepreneuriale » comme regroupant des comportements, des postures, des normes et des modes de relation signifiants par rapport aux différents champs de l’entrepreneuriat, et en lien avec des pairs entrepreneurs et des apprentis entrepreneurs. Une pratique est donc un schéma de comportement qui a du sens et « produit » du sens sans devoir trop « en dire ». Elle est indissociable du flux matériel et symbolique d’activités quotidiennes qui vont l’entretenir ou la transformer.
Les pratiques entrepreneuriales se déclinent aujourd’hui sous des formes multiples aux imbrications (inclusives, complémentaires) variables : pratiques du « pitch », pratiques du « coworking », pratiques du « crowdfunding », pratiques du « design thinking », pratiques d’« open knowledge », pratiques de travail en mobilité, pratiques de « bricolage » (fascinantes pour les fab labs et les hackathons que j’ai pu observer), etc.
Ces pratiques ont une corporéité. Comme l’ont souligné Merleau-Ponty puis Bourdieu, elles sont signifiantes émotionnellement, de façon incarnée. Elles sont également de nouvelles formes d’habitus, sans doute plus fluctuants, que valorisent des champs eux-mêmes de plus en plus émotionnels et fluctuants.
La découverte (ou plutôt redécouverte de Merleau-Ponty) a ainsi été une autre surprise de ces trois dernières années. Le Merleau-Ponty phénoménologique, mais également ontologique et politique, donnent des clés précieuses afin de comprendre des situations de coprésence émotionnelle, qui loin de s’opposer à la dynamique des plates-formes digitales, en favorisent peut-être la régulation. La philosophie politique de Merleau-Ponty permet également de mieux comprendre les « infrastructures » (ou « plates-formes »), les « dialectiques » et les paradoxes qui sont à l’œuvre dans l’économie du partage.
Les pratiques entrepreneuriales « collaboratives » vont correspondre aux pratiques spécifiques qui vont joindre, articuler, réguler les solitudes et les projets indépendants des entrepreneurs ainsi que des autres personnes en résidence ou en mobilité sur le tiers-lieu. Le paradoxe est qu’il va falloir faire collaborer tout en maintenant fortement l’autonomie et la singularité de chacun. Cela est typique du capitalisme d’assembleurs dans lequel nous entrons. Les communautés des tiers-lieux et les plates-formes offrent chacune des ressources et des contraintes qui vont permettre aux entrepreneurs de gérer le paradoxe.
Quelles opportunités pour les chercheurs en management et en économie ?
Qu’ai-je finalement l’impression d’avoir découvert ces trois dernières années, au fur et à mesure d’observations qui m’ont mené à Paris, Barcelone, Berlin, Londres, San Francisco, Singapour, Syndey, Rome, Stockholm, Montréal et dans bien d’autres villes encore ?
Tout d’abord, un formidable « objet-valise », celui que j’ai longtemps recherché (du côté des consultants et de nouvelles formes pédagogiques notamment).
Dans tous ces lieux, à l’approche de ces pratiques, au contact de ces communautés, j’ai souvent été frappé de croiser des docteurs, d’anciens doctorants, des personnes avec une sensibilité de sciences humaines et sociales. Plus largement, j’ai été souvent impressionné par le niveau de réflexivité des débats et des échanges auxquels j’ai eu le plaisir tantôt d’assister, tantôt de participer. La culture, les communautés collaboratives (quand elles existent), les mouvements sociaux, les pratiques, sont ou peuvent être de très précieux tiers-lieux et tiers-temps entre les universitaires, les praticiens, les politiques, les activistes et les journalistes. Dans, entre, et au-delà des frontières organisationnelless traditionnelles, ils permettent une véritable co-construction des savoirs.
Ces objets sont également une fenêtre pour rendre visible des phénomènes complexes. S’immerger dans des maker spaces, des espaces de coworking, des hacker spaces, est une opportunité unique d’aller au contact des nouvelles pratiques de travail (entrepreneuriat, télétravail, nomades digitaux, DIY…). Les tiers-lieux permettent de rencontrer des indépendants, d’observer de près les modes de formation des communautés, de comprendre les modes d’hybridation du salariat et de l’entrepreneuriat, les nouvelles formes collectives de bricolage, etc. Cela ne signifie pas que ces processus et ces pratiques se forment « là-bas » ou uniquement là-bas. Mais cela offre une fenêtre aux chercheurs et aux citoyens soucieux de mieux comprendre l’émergence et la légitimation de nouvelles pratiques de travail. Ils pourront trouver dans les tiers-lieux des acteurs pertinents pour des récits de vie, un point de départ pour un shadowing, la mise en œuvre d’une quasi-expérimentation, etc. Les mécanismes de développement et d’animation des communautés pourront être observés à une échelle raisonnable. Pour reprendre le mot de Merleau-Ponty, les activités et les pratiques des acteurs liés aux tiers-lieux permettent de rendre visible les transformations du travail, et avec elles tout un territoire, ses savoir-faire, ses pratiques et ses acteurs.
Les acteurs, pratiques, communautés et cultures des tiers-lieux sont enfin un formidable espace de transformation, un levier politique. Il n’est pas toujours possible, pour les universitaires, de lancer un grand projet politique à partir de l’université et dans ses murs. Les tiers-temps et les tiers-lieux (qui peuvent aussi exister « à l’intérieur » des entreprises traditionnelles) sont ainsi des contextes précieux pour les projets académiques de transformation. Il est possible de « hacker » ensemble des processus RH, des modes d’organisation voire des stratégies.
Toujours pour reprendre les mots de Merleau-Ponty (« La science manipule des choses et renonce à les habiter », l’Oeil et l’esprit), les tiers-lieux sont une belle opportunité d’« habiter » les objets des sciences humaines et sociales, en particulier ceux du management. Les événements de RGCS (notamment le premier symposium en décembre 2016 et l’événement #collday2017 organisé à Berlin en mars 2016) ont permis de précieuses expérimentations sociales, pédagogiques, scientifiques et politiques. Monter ces tiers-temps (séminaires ouverts à tous, workshops de co-création, learning expeditions) avec les acteurs des tiers-lieux, expérimenter une marche collective ensemble dans la ville, a induit de nombreuses micro-collaborations. On peut plus ou moins choisir la place où l’on s’assied dans une salle de réunion. Il est quasiment impossible de ne pas être « brassé » par la marche collective et de ne pas se retrouver tôt ou tard (dans le bus, sur un banc, dans un ascenseur…) à côté d’une personne à laquelle on n’a pas encore parlée. Ou pas souhaiter parler.
En conclusion : sens et jeu au cœur de l’entrepreneuriat collaboratif et de la recherche
Connecter, rendre visible, expérimenter… les tiers-lieux, les tiers-temps, la culture et les pratiques du collaboratif qui peuvent être associés à l’émergence de plus en plus forte et profonde (culturellement) de l’entrepreneuriat collaboratif, ré-ouvrent le champ des possibles tant entrepreneurial qu’académique. Aux universitaires (en particulier en management, en économie et en sociologie) de savoir saisir cette opportunité.
N’ayons pas peur… j’ai aussi compris avec cette expérience que création de sens vraiment partagé et amusement n’était pas incompatibles. Ils sont même au cœur des processus entrepreneuriaux et scientifiques. Ils l’ont toujours été.
To be continued…
Un grand merci au collectif des coordinateurs du réseau RGCS avec lesquels je partage cette aventure incroyable.