Pour la plupart des chercheurs en sciences humaines et sociales, financer un projet scientifique est loin d’être une sine cure. Les organismes publics sont peu nombreux. Les possibles financeurs privés le sont d’avantage. La concurrence pour s’attirer leur bonne grâce est cependant devenue très intense. Et il est difficile pour un chercheur en économie, en sociologie, en psychologie ou même en management de rendre très tangible à court terme ses valeurs ajoutées.
A force de côtoyer des acteurs de l’économie collaborative, et de commencer à suivre des tiers-lieux mobilisant des monnaies virtuelles*, de « reconnaissances » ou d’ « estime », une idée à commencer à germer dans mon esprit ces derniers mois : celle d’un bitcoin académique.
Comment transposer le mécanisme des monnaies virtuelles aux communautés académiques ? Plutôt que de monter un projet ANR ou Horizon 2020, comment s’appuyer sur les logiques mêmes de l’économie collaborative ? Comment donner la possibilité, à des chercheurs de pays pauvres ou émergents, d’accéder à des fonds qui leur permettront de financer et de valoriser d’avantage les spécificités de leur contexte local ?
Et si la réponse tenait dans l’élaboration d’un bitcoin académique ? Une monnaie globale de reconnaissance de dons et contre-dons académiques ?
Soyons plus précis. Imaginons des chercheurs péruviens qui chercheraient à financer un projet d’étude sur l’usage des réseaux sociaux en milieu rural. Ils sont un collectif d’une dizaine d’universitaires en sociologie et en management. Pendant une année, chacun d’entre eux a donné du temps à plusieurs projets brésiliens, espagnols et anglais. Ils se sont investis pendant des heures sur une plate-forme afin d’aider à la retranscription d’entretiens. Deux d’entre eux ont participé à un processus de codage de données qualitatives. Trois se sont impliqués dans le processus de communication d’une recherche québécoise (en aidant à la conception de supports de communication). Le plus senior du collectif a également fait plus de 50 heures de coaching avec des doctorants d’un pays voisin. Via une plateforme (appelons la « ABnet »), ils ont ainsi crédité une entité collective (le laboratoire de rattachement d’une majorité d’entre eux ou une entité collective créée pour l’occasion) de plus de 120 000 AB (Academic Bitcoins). Chacun peut créditer l’entité, mais aucun ne peut « prendre » les AB. Seul un collectif (tous ou une partie d’entre eux) peut (à partir d’infrastructures de votes et de partages proposées par la plate-forme elle-même) mobiliser les fonds pour un projet collectif.
Bien sûr, une telle idée a deux limites majeures : elle risque de surtout favoriser les puissants, et elle suppose une infrastructure que l’on peut plus facilement imaginer parmi les projets de Google ou de Facebook que (malheureusement) ceux de l’Union Européenne, de l’UNESCO ou de la Banque Mondiale.
En ce qui concerne le risque d’un échange entre puissants, j’ai envie d’insister tout d’abord sur le fait que ce projet pourrait justement intéresser les puissants. In fine, ABnet pourrait être une métrique réputationnelle comme une autre… plutôt que de dire : tel chercheur a trois publications dans Econometrica, American Journal of Sociology ou Administrative Science Quarterly, on parlerait de ce chercheur qui a généré plus de 500 000 AB de contre-dons potentiels pour son institution ou un collectif plus émergent. Il s’agirait là d’une formidable mesure de l’expertise et de la confiance générée par des acteurs individuels (et l’institution qui les relie). Comme le dit souvent un de mes collègues spécialiste de la sociologie du don, le don est toujours « intéressé » (au sens où il cristallise une attente). Ce pactole ne suivrait cependant pas les académiques au fur et à mesure de possibles sauts dans des institutions mieux-disantes.
Afin d’éviter de rendre les puissants toujours plus puissants (un chercheur en sociologie à Stanford peut intéresser d’avantage de doctorants ou de collègues pour une démarche de coaching sur l’écriture d’articles qu’un universitaire d’une institution moins planétaire), l’infrastructure et les gestionnaires de l’infrastructure pourraient mettre en place des mécanismes de régulation. Une forme de taxe interne au réseau, reversée aux entités les plus défavorisées, les plus émergentes. C’est la gouvernance et les règles mêmes du réseau et de l’infrastructure qui favoriseront la justice ou l’injustice.
Ces questions (sur les possibles inégalités) sont dans tous les cas indissociables d’une autre question : celle de l’infrastructure. Un tel projet supposerait une énorme infrastructure numérique et un collectif investi dans sa gestion. Quatre scénarios sont alors plausibles : celui d’un super Research Gate (porté par un acteur global comme Google ou Facebook), celui d’un consortium d’acteurs publics (l’Union Européenne par exemple), celui d’un vaste mouvement de hacking de la recherche (après tout, une bonne partie du Darknet correspond à un phénomène de hacking), ou une combinaison des solutions précédentes. J’aurais sur ce sujet une grosse préférence personnelle… Dans tous les cas, à nouveau et plus que jamais, ce projet et cette agence managériale auraient une dimension très politique. D’un point de vue technique, la plate-forme ABnet pourrait être un vaste objet-frontière qui permettrait de saisir un projet puis de parcelliser les besoins en dons potentiels (gérés directement par des mises en ligne, des échanges en ligne sur la plate-forme ou des rencontres « physiques » avec évaluation ex post par le bénéficiaire). On pourrait bien sûr imaginer une ouverture aux citoyens en général qui pourraient contribuer à certains projets et auraient en échange (eux ou leur cité qui pourrait réaffecter à des citoyens défavorisés) la possibilité d’assister à des enseignements ou des lectures académiques.
Ce projet serait-il transposable au cas des sciences dures ? Quelle serait la convertibilité entre cette monnaie et d’autres monnaies virtuelles ou d’estime ? Quelle gouvernance pour une telle structure ? Heureusement (et un peu lâchement), mon TGV est en train d’attendre sa destination, et il est temps pour moi de conclure ce post J
En me relisant, tout cela me fait penser aux séries d’AB production, ces histoires sirupeuses diffusées en France dans les années 80-90… Tout le monde y était ou était supposé être de bonne volonté. J’ai peut-être passé trop de temps à me promener place de la république ces derniers jours. Trop de temps à écouter, suivre ou animer des débats sur les mouvements collaboratifs depuis un an. Mais plus que jamais, en économie, en management, en sociologie, en lettres, en philosophie ou en psychologie, je me dis qu’il est essentiel de « croire » et de « partager ». Au moins autant qu’il l’est de « diffuser ».
FdV
* Sur le sujet des monnaires virtuelles, j’invite à lire ce rapport récent du Fond Monétaire International : « Virtual Currencies and Beyond: Initial Considerations »