Depuis bientôt 12 ans, je pratique les sciences ouvertes dans mes recherches et ma pédagogie. J’ai ainsi eu l’occasion d’organiser plus de 150 événements ouverts : des workshops, des conférences, des séances de cours, des ateliers, des formats expérimentaux, des marches collaboratives… Loin de nier l’importance de la question d’une indexation plus ouverte des connaissances ou celle des régimes de propriété ouverts, j’ai surtout été intéressé par les pratiques et les événements de coproduction de connaissances ouverts.
Au fil des années, j’ai identifié trois caractéristiques à un événement « ouvert » : il est accessible à toutes et à tous, gratuitement (1), il est l’objet d'une coproduction et d’une documentation collective sur ce qu’il fait et produit (2) ; il n’a pas de limites temporelles et spatiales, suivant un mode le plus nomade possible et se déroulant de façon indéterminée avant et après son moment central (3).
Seul ou avec plusieurs collectifs de sciences ouvertes (notamment le Research Group on Collaborative Spaces), j’ai ainsi eu l’opportunité d’explorer les potentialités mais également les limites de l’exercice. Mon but n’est pas ici de m’y arrêter, mais de les gérer au mieux.
La première est l’incertitude des participations finales. Lorsque l’on paie un événement, il y a engagement. On vient. Avec un événement ouvert et gratuit, une partie importante des participants s’inscrit, échange, pose même parfois de nombreuses questions, et ne vient finalement pas. Cela soulève bien sûr de très nombreux problèmes d’organisation et de logistique. Pour certains événements, cela été particulièrement catastrophique, et mon itinéraire de sciences ouvertes est loin d’être seulement jalonné de succès.
La seconde (liée à la première) est dans une forme de consumérisme, renforcée parfois par le passage en ligne des événements. Les participants sélectionnent une ou des sous-partie. Ils consomment. Chacun glisse rapidement d’un atelier à un autre, d’une session à une autre. L’événement lui-même perd de sa consistance et de sa fluidité avec la généralisation de ces comportements. Parfois, cette dérive a été une grande déception, notamment pour un workshop basculé en ligne et permettant la participation de nombreux doctorants et collègues de pays du sud. Le « butinage » s’est généralisé à toutes et à tous. La rencontre tant attendue n’a pas eu lieu.
La troisième est dans les commodifications sauvages de l’événement ouvert ou à l’inverse, le manque de pragmatisme de certaines animations visant l'ouverture. Un consultant participant à un événement ouvert organisé à Berlin il y a quelques années me confiait : « le même événement avec un cabinet de conseil m’aurait coûté plus de 3000 euros ! ». Le problème de ce comportement n’est pas tant dans le décalage de valeurs que l’écart de pratiques auquel il est souvent associé. Ce type de personne viendra surtout prendre plutôt que donner… contribuant à la légendaire « tragédie des communs ». Symétriquement, j’ai parfois été frappé par le manque de pragmatisme de certains acteurs des écosystèmes ouverts rencontrés lors de ces événements. Certains confondent les problèmes posés par un certain management avec les (nécessaires) pratiques de gestion en général. Selon eux, les pratiques d’ouverture devraient ainsi se traduire par une « démanagérialisation » totale. Pourtant, un management de projet, une bonne gestion budgétaire et financière (avec un peu de prévisionnel), du marketing, de la stratégie durable, sont souvent indispensables pour bien pratiquer les sciences ouvertes, animer des événements ouverts et développer des communs de connaissances.
Enfin, et surtout, une de mes grandes désillusions sur les pratiques de sciences ouvertes tient dans la question du lien entre communs et individualités. Si un événement de sciences ouvertes est l’occasion de coconstruire, de documenter ensemble, de coproduire des pratiques communes, l’individualité doit garder toute sa place sur ce chemin. Les visages, les noms de chacun, les différences, doivent être visibilisés par le commun naissant. C’est parce que chacun se sent exister dans le commun qu’il va y contribuer. A l’inverse, c’est dans la conversation continue entre et par les différences, par friction, que le commun se constitue et reconstitue. Le bijou de l’individualité et des différences doit exister dans l’écrin du commun. Trop souvent, les événements ouverts auxquels j’ai contribué se sont polarisés sur un pôle ou un autre, individualité aux dépends du communs, communs aux dépends de l’individualité. Les trajectoires les plus réussies sont toujours passées par la documentation partagée et la co-production.
Ces quatre limites ne m’ont jamais découragées. Je suis au contraire plus déterminé que jamais à expérimenter les événements ouverts dans mes recherches comme dans ma pédagogie. Mais plus sans un certain pragmatisme.