By Julie Fabbri, EM Lyon; Amadou Lô, Toulouse Business School ; Christian Gnekpe, Toulouse Business School ; Pauline Fatien Diochon, SKEMA Business School et Thibault Daudigeos, Grenoble École de Management (GEM)
Dans le cadre de la 28ᵉ conférence annuelle organisée par l’association internationale de management stratégique francophone (#AIMS2019) à Dakar (Sénégal) du 11 au 14 juin 2019, cinq enseignants-chercheurs résidant en France croisent leurs ressentis. L’organisation de cette édition en Afrique est l’occasion de poser la question de la signification et de l’adaptation de l’entrepreneuriat, et plus largement du management africain/en Afrique. Retours sur trois journées riches en réflexions et émotions au pays de l’hospitalité et de la débrouille.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Deux femmes et trois hommes. Deux Africains et trois Européens. Tous enseignants-chercheurs en gestion dans des business schools françaises. Nous ne nous connaissons pas (bien). En amont de la conférence #AIMS2019, sur une plage au bout de l’Afrique (île de Ngor), nous entamons ensemble notre expérience en Teranga sénégalaise. Marchander une traversée en pirogue, voyager avec une inconnue sur les genoux, se laisser guider par un jeune dans le village, se faire mordre par un pélican pourtant domestiqué… une première expérience « touristique » de la côte de Dakar qui soude une certaine complicité au sein du groupe.
#OWEEAfroMakers
Le lendemain, la partie académique de notre voyage débute réellement avec la rencontre de makers et entrepreneurs locaux. C’est l’occasion de tester le protocole de recherche « OWEE » développé par le collectif RGCS, pour la première fois en Afrique après une trentaine d’éditions en Europe, Amérique et Asie. Ces open-walked event-based experimentations sont des postures d’observation et d’appropriation des phénomènes autour des nouvelles pratiques de travail et du futur du travail. Nous partons à la découverte de deux espaces collaboratifs d’innovation de Dakar :
le centre des arts numériques « Kër Thiossane »
et le social change hub « Jokkolabs ».
Kër Thiossane (Kër signaifiant « maison », et Thiossane « traditions ») s’ancre dans les traditions pour ouvrir sur le futur : construit dans la maison d’enfance du propriétaire, elle héberge notamment une école, un fab lab, et accueille des artistes en résidence. Cet espace nous plonge au cœur d’un écosystème qui marie arts, sciences et technologies, en appui sur la logique des communs (ressource partagée et gérée par une communauté). La visite de leurs jardins artistiques et partagés dans le quartier Sicap permet de poursuivre les discussions autour des notions de communauté, de pouvoir, d’entraide, de formation, de développement.
Jokkolabs, laboratoire du changement social
Revenant sur nos pas, nous avons partagé des taxis pour nous rendre chez Jokkolabs dans une autre partie de la ville. Ces déplacements ont été l’occasion de former, déformer et reformer notre groupe au contact des autres participants ; pour la plupart, des collègues chercheurs participant à la même conférence, mais aussi un couple de Français curieux en vacances à Dakar ! L’occasion de se présenter, de partager nos étonnements, de poser des questions, de parler de nos travaux respectifs, de comparer avec d’autres espaces et pratiques ailleurs dans le monde…
Arrivés chez Jokkolabs, nous découvrons ce laboratoire de changement sociétal par l’entrepreneuriat. L’entrepreneur nous y est présenté comme celle ou celui qui imagine un futur qui n’existe pas, dans une visée de transformation sociale. Ici tout est fait pour construire à partir du pouvoir des « liens » (c’est d’ailleurs la signification du terme Jokko). Jokkolabs construit des ponts entre les communautés éducatives, économiques et politiques ; les jeunes et les plus expérimentés ; les pays et les continents.
Notre visite commence par un espace consacré aux enfants « Jokkokids », dont la philosophie est de préparer ces derniers à la maîtrise des outils numériques, à la pratique du faire (make) et à l’expression de soi. La suite de la visite nous mène dans les salles de coworking, mi-dedans, mi-dehors. Puis nous nous installons sur le roof top où le vent apporte une bise bienvenue pour un stimulant échange avec le fondateur Karim Sy, poursuivi par un déjeuner avec quelques résidents (« Jokkoworkers »). Les discussions portent essentiellement sur la dynamisation de l’entrepreneuriat, la digitalisation, le contexte politique de l’Afrique et l’éducation.
Plus que de simples « bidouilleurs »
Depuis le début de cette learning expedition, ce sont souvent les mêmes interrogations qui remontent. Qu’est-ce qui est différent ici de ce que nous connaissons mieux en Europe et Amérique du Nord ? Que signifient faire et entreprendre dans le contexte de l’Afrique ? Plus globalement, y a-t-il un modèle spécifique de management en Afrique, voire africain ? L’on pourrait également reformuler la question pour savoir s’il est (réellement) nécessaire d’adapter les modèles de management à ce territoire, ou ensemble de territoires. Est-ce une nécessité ? Une urgence ? Un contre-sens ? Une utopie ? Une dystopie ? S’agit-il en fait d’adopter une perspective contextualiste ou essentialiste de la question ; une vision normative ou performative ?
Dans un pays comme le Sénégal, où beaucoup ont l’habitude de se débrouiller avec ce qu’ils trouvent, que signifie alors être un maker ? Les décharges et les rues regorgent de bricoleurs frugaux aux ressources limitées. L’universitaire franco-américain Navi Radjou, spécialiste de l’innovation frugale, a décrit de manière détaillée dans plusieurs ouvrages cet art de la débrouillardise. En Inde, on parle de « jugaad » ; au Sénégal, de « djengou » et en Côte d’Ivoire, de « grigra ». Comment expliquer dans ces conditions l’arrivée de fab lab « occidentaux » en Afrique de l’Ouest ? Assiste-t-on à une récupération de pratiques traditionnelles ou à l’émergence de nouvelles pratiques ?
Pratiques de « djengers »
Le Djengou est ancré dans la vie quotidienne d’une grande partie de la population sénégalaise – comme dans celle d’autres pays africains connaissant le même contexte socio-économique tel que la Côte d’Ivoire. Avec le temps, il est devenu plus qu’une pratique, une philosophie de vie qui va au-delà de l’individuel pour embrasser le collectif.
Dans des quartiers souvent défavorisés, les « djengers » fabriquent des produits pour leur propre usage mais qui bénéficient également au plus grand nombre. Ils mettent par exemple au point des boîtiers électriques artisanaux permettant à plusieurs foyers de se connecter au réseau d’électricité publique et donc de partager les frais d’un seul abonnement. La même chose se produit pour la connexion au réseau d’opérateurs de chaînes de télévision privées.
Ces pratiques, certes illégales, ne paraissent pas pour autant illégitimes aux yeux des « djengers » et de ceux qui partagent cette philosophie. Leurs cours et garages sont-ils en quelque sorte des makerspaces informels ? Au regard de cette philosophie du partage et de la collaboration, tous les djengers sont-ils des makers ? Et les makers en Afrique se doivent-ils d’être des djengers ?
Faux amis, vrais jumeaux ?
Plusieurs participants à l’OWEE AfroMaker ont été frappés par de fortes similitudes entre le discours de la fondatrice du centre Kër Thiossane et celui portés par ceux des makerspaces occidentaux. À tel point qu’à certains moments il pouvait être difficile en fermant les yeux de savoir si l’on était à Paris, Dakar ou San Francisco ! Les auteurs du livre « Makers : enquête sur les laboratoires du changement social » ont mis l’accent sur ces dynamiques d’internationalisation et de réseau des makerspaces à l’échelle locale, nationale et internationale. Mais nous nous interrogeons sur l’intérêt et l’impact que ces nouveaux espaces institués de la débrouille peuvent avoir en retour sur les pratiques du faire traditionnellement ancrées dans la culture et le contexte socio-économique de l’Afrique de l’Ouest. Un risque de désappropriation est-il à craindre ? Ou est-ce une façon de stimuler des processus d’innovation inversée ?
Nous n’avons évidemment pas la prétention de répondre à ces questions après quelques heures de pérégrinations marchées et palabrées sur le sujet. Mais nous avons le sentiment que chercher à mieux comprendre le phénomène encore émergent des makers et des makerspaces depuis la fenêtre de l’Afrique permettrait de couvrir certains angles morts des recherches pourtant de plus en plus nombreuses sur le sujet. Cette expérience nous amène par exemple à souligner que les makers sont plus que de simples « bidouilleurs » ayant le sens de « l’hospitalité » et qu’ils ne le sont pas seulement par nécessité.
Alors qu’est-ce que le mouvement des makers a à apprendre du « Djengou » ? C’est ce que notre petit groupe continuera d’explorer dans les années à venir.
Julie Fabbri, Professeur en stratégie et management de l'innovation, EM Lyon; Amadou Lô, Assistant Professor in Strategy and Innovation Management, Toulouse Business School ; Christian Gnekpe, Professeur de management stratégique, Toulouse Business School ; Pauline Fatien Diochon, Professeur Associé en Management, SKEMA Business School et Thibault Daudigeos, Professeur Associé au département Homme, Organisations et Société, Grenoble École de Management (GEM)