En octobre 2018, j’ai eu l’opportunité d’initier à Paris-Dauphine un cours de master sur les transformations du travail à l’ère du digital. Il s’agissait de comprendre les liens entre évolutions du travail et nouvelles formes d’organisation et de management. Dans l’esprit, cet enseignement était aussi l’occasion d’essayer de lier des pratiques souvent séparées (pédagogie et recherche). Les débats, le faire et l’analyse s’entremêlaient avec des séances hors les murs. Une partie des heures devait ainsi se passer sur le terrain, dans ces lieux où se construit l’objet même du cours : espaces de coworking, labs d’entreprise, makerspaces, hackerspaces, associations militantes, coopératives…
Au-delà de ce décloisonnement spatial, l’idée était aussi que les étudiants se voient comme des participants au long cours, tous les anciens restant associés aux modules. Au moyen des réseaux sociaux et d’un blogue, l’objectif était aussi de permettre à toutes celles et tous ceux qui le souhaitaient de participer aux séances et de pouvoir poser des questions.
Aujourd’hui, la plupart des cours, même les plus innovants, valorisent rarement le travail des étudiants dans et pour la société. Les copies, les rapports, les prototypes, restent souvent dans l’espace académique. Ici, l’idée était d’associer tous les apprenants à la co-production d’un « commun » de connaissances à travers différents types d’articles publiés dans des supports qui respectent l’esprit « creative commons » le plus généreux.
Varier les rôles
Afin de combiner au maximum les points de vue, trois types de rôles ont été affectés aux étudiants. Quatre d’entre eux (les « journalistes ») étaient chargés de réaliser un reportage et un article de synthèse sur le cours (en français dans The Conversation et en anglais dans LSE Business Review). Six groupes d’étudiants jouaient les « analystes » en animant des séances du cours avec des présentations, des tables rondes, des interviews enregistrées et des micro-ateliers.
La consigne était d’articuler des blocs théoriques (liés à des recherches en sciences sociales et en management) avec des interventions de deux à cinq grands témoins qui permettraient de créer encore plus d’interactions. Chaque groupe d’analystes devait écrire un article de synthèse sur sa séance (publié dans Medium). Le cours comme les articles devaient mobiliser des théories, des concepts et des données à caractère recherche. Enfin, un troisième rôle d’« historiens » concernait l’ensemble des étudiants analystes qui devaient tous alimenter un compte-rendu en temps réel du cours (à partir d’un Framapad).
L’ensemble du cours était organisé de la façon suivante : six heures de leçon inaugurale que j’ai assurées, suivies de quinze heures de séances thématiques animées par les étudiants. Une heure de séance de debriefing à distance du dernier cours marquait la fin formelle de l’enseignement.
Théorie et pratique
Le séminaire de six heures ancrait ce cours expérimental dans une tradition : celle de la leçon inaugurale. Cette première partie a été l’occasion de problématiser les transformations du travail et du management et de poser un cadre d’analyse. L’intervention était divisée en trois parties : une première sur les nouvelles pratiques de travail, une seconde sur les enjeux et les dimensions des nouvelles pratiques de travail, et enfin, une troisième articulant transformations du travail et mutations du management.
J’ai écrit un texte de synthèse et d’approfondissement de la leçon inaugurale – « Sens, information et machines à l’ère digitale : entre les mains de Merleau-Ponty ». Ancré dans mes recherches, il positionne l’ensemble de la réflexion sur le travail et les nouvelles formes d’organisation dans une logique phénoménologique, celle du philosophe Merleau-Ponty.
Cet article fondateur du cours introduit un nouveau concept personnel : les « narrations organisationnelles réversibles » (NOR). L’idée est que les nouvelles formes de travail et de management prennent de plus en plus souvent la forme de dispositifs et de pratiques narratives. Ces narrations rendent superposables des relations qui semblaient plutôt dialectiques dans le cadre de l’« ancien monde » (client-producteur, privé-professionnel, échec-succès, maison-bureau, salarié-entrepreneur, seul-ensemble…).
Les étudiants ont ensuite eu l’occasion d’analyser les six blocs thématiques qui étaient : « Télétravail et mobilité dans les villes et les campagnes », « Pluriactivité dans un monde liquide », « Freelancing et nouvelles formes de travail », « Automates, plates-formes et nouvelles médiations numériques », « Makers et nouvelles formes d’artisanat », « Tiers lieux et espaces collaboratifs ».
À chaque fois, les présentations étaient documentées et mises en perspective de façon critique. Des tables rondes, des entretiens enregistrés, et des animations ont permis de rendre l’ensemble très interactif sans pour autant sacrifier au fond.
Quatre constats sur la logique d’un « commun » pédagogique
Tout d’abord, les étudiants sont très motivés quand il se sentent vraiment impliqués dans la production d’un cours. J’ai été très impressionné par la dynamique qui s’est mise en place et les contenus proposés. J’ai eu l’occasion d’apprendre de nouvelles choses sur le thème des transformations du travail, beaucoup plus que je ne l’espérais. Bien sûr, la définition d’un cadre et d’une exigence restent probablement importantes pour que l’exercice tienne ses promesses.
On peut noter aussi l’importance de l’articulation cours/expérimentation. Le seul cours magistral (la leçon inaugurale) ou la seule expérimentation auraient probablement donné des résultats différents. La leçon a induit une atmosphère, une exigence et un cadre analytique. À l’inverse, les séances thématiques, plus expérimentales, ont permis de libérer le cours et d’être vraiment dans une logique collective. Pas de production d’un commun de connaissances sans ouverture de tous les points de vue.
Le troisième constat concerne l’espace et le temps de la pédagogie. Prendre pour l’enseignant une posture de retrait et d’effacement à la fin de la leçon, sortir le cours de son contexte habituel (quel que soit le type de salle de cours) et aller dans la ville, au cœur des quartiers où se passent vraiment l’activité socio-économique, change totalement l’atmosphère de l’enseignement. Chacun sent que la page est blanche et qu’il a le droit de prendre en charge la narration.
La quatrième leçon porte sur l’articulation entre les outils digitaux et le déroulement local du cours. La présence de l’appareil photo des journalistes (utilisé également pour filmer les interviews), des smartphones actionnées pour tweeter, bloguer ou gérer le live Facebook et la présence des grands témoins contribuaient à « poser » l’exercice. Ce cadre lui donnait une importance voire une certaine solennité. Par ailleurs, ces pratiques ont permis de créer un véritable pont avec l’extérieur. Plusieurs questions, réactions d’anciens, de consultants et de chercheurs, me sont ainsi venues par ces canaux. Sur la prochaine édition du cours, je pense cependant que l’on peut fortement améliorer le nombre et la qualité de ces interactions qui pourraient avoir une place plus importante dans le cours.
Merleau-Ponty a souvent insisté sur l’importance des chiasmes, ces phénomènes réversibles qui semblent s’opposer et qui sont en fait l’envers l’un de l’autre. Un universitaire est un enseignant-chercheur. Avec ce cours, sa combinaison de jeu et de rigueur, j’ai rarement autant senti que l’enseignement et la recherche étaient des chiasmes l’un pour l’autre. En ces temps de dévalorisation de la pédagogie, c’est pour moi la leçon la plus essentielle.
Je remercie chaleureusement tous les étudiants du master 128 (promotion 2019) et les anciens du diplôme et de Dauphine qui ont participé à cette expérimentation. Merci aux lieux qui ont accueillis nos séances hors les murs, en particulier Startway et Le Square. Un grand merci à nos grands témoins entrepreneurs, nomades digitaux, chercheurs, consultants, slashers, makers et artisans qui ont incarné la discussion.
Pour accéder aux articles et aux supports du cours, et réagir : la page Facebook, le compte Twitter du cours et le blog du cours.
François-Xavier de Vaujany, Professeur, PSL-Université Paris-Dauphine (DRM), Université Paris Dauphine – PSL
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.