By François-Xavier de Vaujany
Dans le cadre d’une nouvelle conversation marchée du réseau RGCS, nous avons décidé d’explorer le passé du travail. Deux périodes étaient au cœur de l’événement (« Past of work 2018 ») organisé le 14 décembre : le Moyen Age et le Second Empire. Notre idée était d’étudier le passé du travail à Paris afin de mieux comprendre les nouvelles pratiques de travail, les formes contemporaines d’organisation et les tendances de management. Après une introduction sur le travail et l’organisation au Moyen Age, nous avons ainsi visité la cathédrale Notre Dame. Puis nous avons improvisé une visite d’un cellier cistercien du 13ème siècle, une promenade devant l’enceinte de Philippe Auguste, avant de nous rendre au Bon marché afin de parler du travail et des modes d’organisation au Second Empire.
Marcher l’histoire est une expérience très intéressante. Elle permet de sentir les distances physiques et temporelles. De mettre les traces du passé en perspective avec les corps, les gestes, les mouvements d’aujourd’hui.
Deux moments de cette déambulation ont particulièrement incarnés cette ambition.
Le premier est la marche de l’Ile de la Cité à l’enceinte de Philippe Auguste (construite à partir de la fin du 12ème siècle). Passer du centre aux bornes de la cité médiévale était une expérience troublante… faite en une vingtaine de minutes de promenade. Quel changement d’échelle que le Paris d’aujourd’hui ! Et que cette porte invisible est désormais lointaine ! Paris comptait 25 000 habitants en 1180 (il est vrai que tout va s’accélérer sur les siècles qui suivront, avec notamment un Paris qui comptera 200 000 habitants en 1328). Les métiers, corporations, guildes, communautés monastiques résidentes ou de passages étaient dans un petit monde fixé, bien délimité… qui parfois se mélangeait radicalement (notamment avec la fête des fous évoquée au début de la marche).
Figure 1 : enceinte de Philippe Auguste (source : Wikpedia)
Autre moment, autre temps, autre porte. Nous sommes devant le WeWork de la rue Lafayette (nous précisons que nous y venons de façon totalement improvisée sur une fin de journée) et nous demandons à l’accueil une possible visite. Cet espace qui, à la différence de la cité médiévale, se dit ouvert, bienveillant, inclusif, « écosystème » ne nous ouvrira pas la porte. Nous resterons au seuil de cette pré-modernité, apercevant au fond le bar, autour, quelques entrepreneurs affairés, au-dessus, l’ancien plafond de la banque d’investissement qui abrite l’espace de coworking. Le corps du travailleur d’aujourd’hui est peut-être plus mobile, mais dans un monde où la commodification, les risques sécuritaires, le digital et l’urbanisation sont omniprésents, nous sentons que les portes médiévales sont devenues à la fois plus transparentes, plus mobiles et plus étanches.
Que dire enfin de ce que la marche nous a fait sentir sur les nouvelles formes d’activités collectives et les transformations conjointes de la société et des organisations ?
Une discussion collective improvisée dans une salle de l’anti-café a été l’occasion de revenir sur des questions de fond. Comment mettre en perspective l’uberisation, la plateformisation ou même le mouvement des gilets jaunes ? Que retenir de ces acteurs qui changent le monde pour quelques heures ou quelques années quand d’autres construisaient des cathédrales sur et pour plusieurs siècles ? L’essentiel de l’échange est l’occasion d’un partage qui ne sépare pas la question du travail de celle des modes d’organisation et des transformations de la société.
Les corps sociaux intermédiaires du Moyen Age ont disparu. Incontestablement, c’est une bonne chose. Ils étaient le cadre de déterminismes sociaux insupportables et ils ont vraisemblablement corseté les potentiels d’innovation. Ils étaient aussi des espaces où se créaient du commun, de la communauté, tandis que notre monde favorise la connectivité. On est lié potentiellement à tous sans pour autant faire société. Comment le travail, les organisations, les entreprises, les pratiques de management, peuvent-ils à nouveau constituer des identités collectives (avec un peu de stabilité…) ? Le « faire » très visible (qui peut aussi être le « défaire » très rapide) est-il le seul espace de solution ? Doit-on revenir aux modes d’action et de régulation du Moyen Age (époque qui valorisait aussi l’oisiveté) ? Les entreprises et les formes d’entrepreneuriat actuelles peuvent-elles jouer le même rôle de régulation sociale et économique que celui endossé par les corporations, les guildes et les communautés monastiques au Moyen Age ? Ces dernières sont-elles des freins au marché, des îlots dans le marché ou des alternatives au marché ? Comment faire émerger de nouveaux corps sociaux intermédiaires ? Comment gérer dans l’esprit d’un commun ? Ce n’est pas cette marche de quelques heures qui permettra de répondre. Mais ces questions sont cruciales et doivent interpeller tant les chercheurs (en management, sociologie, anthropologie…), les entrepreneurs, les managers, les activistes, les politiques, tous soucieux du « commun ».
PS : j’aimerais dire un grand merci à celles et ceux qui ont aidé à co-produire l’événement past of work 2018, en particulier Aurore Dandoy, Olivier Irrmann, Aurelia Diore Morando, Marie Hasbi, Emmanuelle Leon, Ilham Halib et Macire Magassa. Un très grand merci également à toutes les personnes qui ont supporté et accompagné l’événement “de loin” : Julie Fabbri, Yasmine Saleh, Serge Bolidum, Sabine Carton et beaucoup d’autres. Merci à ces historiens qui ont accompagné mes lectures d’adolescence et une partie de mes rêves : Jacques Le Goff, Paul Veyne, Henri-Irénée Marrou, Jean-Pierre Vernant… L’Histoire est bien la plus puissante des sciences du présent.